En Afrique de l’Ouest, des coiffeuses en première ligne face aux troubles de santé mentale
Plus de 150 coiffeuses au Togo, au Cameroun et en Côte d’Ivoire ont bénéficié d’un mini-parcours pédagogique mis en place par l’ONG Bluemind Foundation. L’objectif est de constituer « le premier maillon de la chaîne de soins » dans une région où les thérapeutes font cruellement défaut.
Depuis deux décennies, Valérie da Silveira est une spécialiste du soin des cheveux. Du matin au soir, elle tresse, tisse, peigne et défrise, dans son salon de coiffure situé au détour d’une ruelle en terre de Lomé, la capitale du Togo. Au cours de l’année écoulée, cette femme de 42 ans a développé un nouveau savoir-faire : le soin des esprits et des cœurs tourmentés. Dès qu’elle flaire chez ses clientes les indices d’un passage à vide, elle les encourage à se confier dans le décor familier de son petit local, entre les paquets de mèches, les flacons de vernis et les bouteilles de shampoing.
Valérie da Silveira leur offre son attention, dispense quelques conseils et tente de les réconforter. « Avant, quand certaines me parlaient de leurs problèmes, je ne savais pas quoi leur dire à part d’aller voir le pasteur, raconte-t-elle avec un sourire désolé. Je ne suis pas docteur, mais j’ai appris à les écouter, à les calmer et, quand il le faut, à leur recommander de consulter un vrai médecin. »
En juin 2023, la Togolaise a suivi une formation en premiers secours pour les troubles psychosociaux. Comme elle, plus de 150 coiffeuses au Togo, au Cameroun et en Côte d’Ivoire ont bénéficié de ce mini-parcours pédagogique mis en place il y a deux ans par une ONG, la Bluemind Foundation, avec un double objectif : déstigmatiser les problèmes de santé mentale et améliorer le bien-être des femmes dans une région où les thérapeutes font cruellement défaut.
Selon les chiffres de la fondation, le Togo compte seulement cinq psychiatres pour huit millions d’habitants. La situation est encore plus tendue au Cameroun, où ils sont dix à exercer pour une population de 26 millions de personnes. En moyenne, l’ensemble de l’Afrique dénombre moins de deux professionnels de santé spécialisés pour 100 000 habitants, soit dix fois moins que les préconisations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les Etats africains sont également ceux qui allouent les plus faibles moyens à la prise en charge des maladies mentales, avec moins de 0,50 dollar par habitant. Ces carences, couplées aux crises économiques et sécuritaires endurées par le continent, valent à l’Afrique d’enregistrer le taux le plus élevé de morts par suicide au monde, comme s’en émouvait l’OMS en 2022.
Malgré des besoins immenses, les problèmes de santé mentale demeurent souvent tabou au sein des sociétés africaines. « Ma famille ne voyait pas d’un bon œil que j’aille chez le psychiatre », se souvient ainsi la Franco-Camerounaise Marie-Alix de Putter, fondatrice de la Bluemind Foundation. Ce sont pourtant ces consultations, assure-t-elle, qui lui ont « sauvé [la] vie » après la mort de son mari, le professeur de théologie français Eric de Putter, assassiné en 2012 sur un campus universitaire à Yaoundé (Cameroun), où il était en mission.
Ce funeste soir de juillet, l’une des premières personnes à accourir chez Marie-Alix de Putter fut sa coiffeuse. Tandis qu’affluaient diplomates et personnalités, c’est à la jeune femme que la Franco-Camerounaise décida de confier son sac à main et quelques effets personnels. C’est aussi avec elle qu’elle choisit de rester quand tout le monde fut reparti. « Cela peut sembler étrange mais j’ai passé ma première soirée de veuve avec ma coiffeuse », remarque-t-elle aujourd’hui. N’avaient-elles pas noué un lien simple et confiant au fil des rendez-vous qui se répétaient chaque semaine durant les mois précédant la mort de son époux ?
Déterminée, après cet événement tragique, à s’engager en faveur d’une meilleure prise en charge des souffrances psychologiques, Marie-Alix de Putter a rapidement identifié les salons de coiffure comme des lieux d’échange privilégiés. Parce que les femmes y retournent sans cesse et peuvent passer des heures à se faire coiffer, ces visites sont propices au lâcher-prise. Dans une enquête menée par la fondation au Togo, en Côte d’Ivoire et au Cameroun, 67 % des clientes disent s’épancher spontanément face à leur coiffeuse. « Elles me parlent de leurs soucis à cause de l’argent, des pertes d’emplois, des enfants malades ou des infidélités », confirme Valérie da Silveira.
« Ce qu’on entend le plus, complète Hélène Azonyibo, une autre coiffeuse de Lomé participant au programme, ce sont les problèmes de foyer. » Autrement dit, les tensions entre conjoints qui, trop souvent, dégénèrent en bagarres et maltraitances. Récemment, Hélène a repéré une cicatrice sur le cou d’une habituée du salon. Par petites touches, elle l’a incitée à se livrer et à réfléchir aux moyens de se protéger lors d’un prochain débordement de violence. Grâce à sa formation, cette femme méticuleuse a appris à détecter les signes du mal-être : une tenue débraillée, des cheveux sales, le silence d’une dame traditionnellement enjouée.
D’ici à deux ans, la fondation espère avoir certifié 800 coiffeuses. Elle prévoit aussi d’élargir son action à de nouveaux pays, dont le Sénégal, le Bénin et le Nigeria. Le programme, élaboré sous la tutelle d’un groupe de psychiatres, ne vise pas à former des thérapeutes mais à constituer « le premier maillon de la chaîne de soins », insiste Marie-Alix de Putter. « La plupart du temps, une écoute active permet déjà d’aller mieux », ajoute-t-elle. Le tout pour une somme bien plus modique qu’une consultation chez le psychologue, inaccessible à la plupart des ménages dans des pays où les revenus sont faibles et les budgets serrés.
A Lomé, Valérie da Silveira se réjouit d’avoir aidé certaines clientes à surmonter des épisodes de stress et d’anxiété. Son propre regard s’est transformé. Si la santé mentale n’a longtemps été, pour elle, qu’une histoire de « gens fous qui marchent nus dans les rues », elle constate aujourd’hui que les troubles psychologiques sont de toutes sortes et peuvent toucher tout le monde. « Moi aussi, j’ai subi des choses dans l’enfance et à un moment je n’allais pas bien, témoigne-t-elle pudiquement. Pour se sentir moins mal, il faut commencer par en parler. »
source:lemonde.fr
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